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La femme transgressant des interdits

    Il existe un certain nombre de contes où le personnage féminin (c’est d’ailleurs souvent une très jeune fille) est sévèrement punie pour avoir transgressé des lois humaines ou divines.

    Au Pays basque, la jeune Kattalin se mit à filer au clair de lune, activité interdite par le génie Gaueko, qui règne sur le monde de la nuit. On ne la revit jamais. Une autre, toujours dans le Pays Basque, insista pour aller chercher de l’eau après l’angélus malgré les avertissements de sa famille. Elle sortit donc. Peu après, un fracas dans la cheminée fut suivi de la chute de son seau, accompagné de gouttes de sang. Personne n’eut plus jamais de nouvelles de la jeune fille…

    Inutile de chercher bien loin la signification de ce genre de contes : il s’agit d’une incitation à la prudence, et il n’est pas étonnant que de telles recommandations soient adressées aux jeunes filles. Ce sont elles qui risquent l’agression et le viol si elles s’aventurent dehors la nuit venue. Un autre conte, particulièrement horrible, est aussi une mise en garde, mais cette fois-ci contre les tentations d’infidélité : c’est la fameuse histoire qui explique l’origine de la forme particulière des sabots de la région de Bethmale. sabots de la région de Bethmale

    Au IXe siècle la vallée de Bethmale fut envahie par les Maures conduits par leur chef Boabdil. Son fils rencontra et séduisit la plus jolie fille du pays. Le fiancé de celle-ci, réfugié dans la montagne fut informé de la trahison de sa promise. Un matin, il découvrit un noyer déraciné par la tempête, dont les racines effilées semblaient vouloir griffer les nuages. Il les scia, alla les laver au torrent, les polit, les tailla et réussit des sabots dont le bout fin comme une aiguille remontait jusqu'aux genoux. Quelque temps après, tous les bergers se rassemblèrent dans la montagne, attaquèrent et défirent les Maures.

    Dès le lendemain, les vainqueurs défilèrent dans les rues d'Ayet. A leur tête avançait l'ex-fiancé, le visage haut, la poitrine gonflée : à chacune des pointes de ses sabots était enfilé un cœur : celui de Boabdil et celui de la plus jolie fille de la vallée qu'il avait séduite. Depuis, les garçons de la vallée de Bethmale offrent à leur fiancée une paire de sabots au long bout qu'ils ont eux-mêmes soigneusement façonnés…

    Toutes ces histoires ont une conclusion dramatique : les femmes n’ont pas droit à l’erreur, et toute tentative pour s’écarter des sentiers tracés est sévèrement punie. L’histoire de la « folle de Suc » est une illustration de cette impossibilité pour une femme d’être différente :

    Au départ il s’agit d’un fait historique attesté: en septembre 1807, une femme nue a été capturée par des chasseurs au dessus du village de Suc en Ariège ; il ne pouvait s’agir d’une véritable enfant sauvage puisqu’elle parlait français. On a émis l’hypothèse d’une réfugiée politique rentrant en France et attaquée par des brigands ; elle aurait survécu dans la vallée de l’Artigues puis au dessus de Suc, parfois nourrie ou hébergée par des bergers, parfois en compagnie des ours. « Ils étaient mes amis, ils me réchauffaient », aurait-elle dit avant de mourir à la prison de Foix, à l’automne 1808.

    On s’est évidemment demandé comment cette vagabonde avait réussi à survivre plusieurs hivers en montagne ; mais l’important n’était pas vraiment de comprendre ce qui lui était arrivé. Les représentants de la société humaine n’ont eu de cesse que de la mettre derrière des vêtements et des barreaux, l’accusant même d’être responsable de l’empoisonnement d’une source. Seuls quelques bergers ont eu vis-à-vis d’elle un comportement tolérant, la laissant vivre à sa guise et l’aidant au besoin.
    L’histoire aurait-elle été différente si la femme nue avait été un homme nu ? On peut penser que non, puisque le problème est essentiellement l’intrusion du monde sauvage dans celui de la civilisation. Mais comparons cette tragédie véridique avec la célèbre légende « Jean de l’Ours ». Dans celle-ci, le héros, fils d’une femme et d’un ours, réalise la synthèse entre les deux mondes, en tirant parti de la force qu’il a héritée de son père et de l’intelligence dont lui a fait don sa mère. L’enfant sauvage vainc tous les obstacles et obtient en récompense la fille du roi ! On n’est plus dans une tragédie, mais dans une histoire qui se termine bien. Cette différence de conclusion est-elle liée à la différence de sexe? Cela ne me paraît pas certain… Je constate plutôt que la femme sauvage a vécu librement tant qu’elle est restée dans les estives. Les bergers apparemment la toléraient : or les légendes reflètent avant tout l’état d’esprit des humbles… Pour des gens simples, en contact permanent avec la nature et les animaux, un être semi sauvage, homme ou femme ne paraît ni incongru ni menaçant : on va même jusqu’à lui attribuer des exploits. Tenue féminine par Touchstone (1859)
    Pour terminer avec ce thème, examinons le cas des premières femmes qui ont osé se risquer en haute montagne. Il ne s’agit plus tant de transgresser des interdits que de faire reculer des limites et de pénétrer dans un domaine inviolé.
    Ces premières pyrénéistes ne sont pas des femmes du pays, mais des citadines riches et oisives qui viennent « en Pyrénées » parce que la mode est aux cures thermales. Elles arrivent d’un autre monde, et rien que par leur présence, elles ont certainement contribué à faire évoluer l’image de la femme pour les Pyrénéens. Malheureusement, nous ne disposons que de peu de témoignages directs sur la manière dont les autochtones voyaient les touristes : hier comme maintenant ce sont les touristes qui écrivent sur les autochtones et non le contraire…
    Voici un de ces rares témoignages ; il relate la première féminine de la brèche de Roland par la duchesse de Berry en 1828:

    « J’avais à peine besoin de la soutenir dans les passages les plus périlleux. Elle fixait sans pâlir l’abîme ouvert à ses pieds et je l’ai vue sourire au milieu des plus affreux précipices. Cependant elle s’arrêtait de temps en temps, et c’était pour s’informer des dames qui l’avaient accompagnée et de son écuyer. […] Lorsque Madame atteignit le haut du plateau, elle se livra à une joie d’enfant ». 
                                                            (Jacques, guide de Saint-Sauveur)

    Parfois, on a des informations, mais au travers du récit de l’héroïne : « Martin était joyeux et fier d’être mon guide ; […] quelqu’un, une femme surtout, qui marche bien et longtemps qui gravit, descend et saute les rochers, une telle femme inspirait la plus profonde vénération à Martin et à Clément. C’était ainsi qu’ils me considéraient comme la femme la plus parfaite qu’ils eussent encore vue à Cauterets. La reine Hortense, qui marchait aussi comme une biche, avait captivé leur admiration ; mais dans leur balance montagnarde j’étais de plus de poids, parce que, plus robuste que la reine Hortense, je gravissais plus rapidement et marchais plus longtemps. »
                                                        (duchesse d’Abrantes, journal des jeunes personnes, 1833)

    On peut aussi noter que le guide Henri Cazaux parle de l’ « intrépidité » d’Ann Lister, première femme et première touriste à vaincre le Vignemale ; il lui devait bien cet hommage, après avoir tenté de faire croire au prince de la Moskova qu’elle avait renoncé !
    Les guides pyrénéens se montrent donc impressionnés par le courage et l’endurance de leurs clientes ; le témoignage du guide Jacques est particulièrement intéressant car on le sent attendri par le mélange des qualités humaines de la duchesse et de ses capacités physiques, comme si elle réalisait en une personne la synthèse des caractères féminins et masculins.
    Cette admiration qui se porte sur quelques femmes exceptionnelles n’a sans doute guère contribué à changer le regard de l’homme pyrénéen sur sa compagne…
    Cette compagne, les contes nous la montrent d’abord jeune écervelée, puis redoutable séductrice, qui devient une mère attentionnée avant de terminer sa vie dans la peau d’une sorcière. Il y a bien çà et là quelques femmes fortes, maîtresses de leur destin, mais la plupart des figures féminines sont plutôt dominées par les hommes. Et tant pour leurs qualités (beauté, douceur, altruisme, dévouement,…) que pour leurs défauts (passivité, faiblesse, curiosité, perfidie,…) on reste dans un schéma très classique de la distribution des rôles masculins et féminins.
    Et si besoin est on va même chercher le secours de la religion…

    Un jour, tandis qu'ils cheminent, le Seigneur Jésus et saint Pierre voient une femme et un diable qui se disputaient de toutes leurs forces. L'impétueux saint Pierre courut à eux et il leur coupa la tête, à tous les deux. Jésus l'en reprit, et vertement. Puis il lui ordonna de s'en aller du même pas remettre les têtes à leurs places. Mais, tout au regret de sa faute, le pauvre saint Pierre s'embrouilla: à la femme il mit la tête du démon, tandis qu'il remettait la tête de la femme au diable ! Et c'est depuis ce jour-là que l'on dit: 

"tête de femme... tête de diable."

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