La femme
puissance maléfique
La
plupart des personnages féminins présentés jusqu’à maintenant étaient
soit des victimes (Pyrène, les tres sorores) soit des héroïnes
bienfaisantes. Avec les Encantadas, nous avons commencé à aborder des
figures plus noires ; continuons avec la série des croquemitaines,
jeteuses de sort et autres esprits malins.
Un peu partout dans les Pyrénées (comme
ailleurs !) les parents ont recours à des personnages terrifiants pour
se faire obéir de leurs enfants. La plupart de ces êtres sont nocturnes
et d’apparence monstrueuse, sans sexe déterminé; on peut toutefois
remarquer que leurs noms sont souvent à consonances féminines : la
Sarra-mauca, la
Cauca-Vielha
(vieille chose), la
Pesadilla
(décrite comme une boule informe et velue), la
Hantaoma, la
Malombra (qui
apparaît sous forme d’une bête noire ou rouge aux contours imprécis),
la
Glari,
la
Popoïo
dans le pays de Foix, la
Garamiaota,
et enfin la plus étonnante peut-être de toutes ces peurs à l’aspect
bizarre, la
Came Cruse
(jambe nue), qui se présente sous la forme d’une jambe affublée d’un
œil ! Cette terminologie s’intègre dans une vision du monde où la femme
est associée à la nuit (les fées aussi sont des êtres nocturnes).
Remarquons que le pays basque fait encore exception puisque la nuit est
le règne de
Gaueko.
Parfois, l’être terrifiant qui déclenche
les
peurs enfantines est clairement une vieille femme méchante, qui emporte
les désobéissants dans son grand sac : la
Mamu au pays basque
est sœur jumelle de la
Trimarde
du Comminges, de la
Mamet
de Foix ou de la
Cofa
qui sévit dans le Plantaurel. Elles ressemblent aux sorcières dont on
va maintenant parler, mais elles ont un rôle plus spécifique et une
nature plus vagabonde : elles cheminent la nuit, à l’affût des mères de
famille grondant leur progéniture.
La fonction remplie est ici sans
ambiguïté :
il s’agit de renforcer l’autorité parentale, et de faire respecter un
certains nombres d’interdits posés par les mères. Les croquemitaines
symbolisent l’ambivalence de la relation qui lie les enfants à leur
mère : cette dernière est à la fois protectrice et aimante comme Marie,
et menaçante comme la
Mamu.
Il n’est donc pas étonnant que les croque-mitaines soient plutôt des
femmes, puisque l’éducation des jeunes enfants est plutôt du ressort de
la mère.
Avec les sorcières on entre dans un
domaine où contes et réalité interfèrent, parfois cruellement. Pendant
très longtemps, on pensait que les catastrophes et les maladies étaient
dues à des ensorcellements. Cette histoire de la Haute Ariège a
probablement pour origine une catastrophe réelle à la mine de fer du
Rancié.
A
l’époque de Fébus vivait à Goulier une sorcière très puissante, nommée
Margot Franc, dont le grand-père avait été condamné comme hérétique.
Elle avait une fille laide et bossue qui tomba amoureuse du plus beau
garçon du pays ; voyant sa fille dépérir, la sorcière proposa un marché
au jeune homme : elle lui fournirait le moyen de trouver le meilleur
filon de la mine à condition qu’il devienne son gendre. Le garçon
promit, trouva le filon … et oublia la promesse faite. La bossue
désespérée se pendit et la mère se vengea en provoquant un éboulement
qui tua le jeune mineur, ainsi que tous ses compagnons.
Remarquons le lien avec
l’hérésie cathare.
Depuis l’Inquisition, combien de « sorcières » ont-elles péri dans les
tourments des bûchers ? Le juge De Lancres dont il a été déjà question
a interrogé plus de 3000 suspects et en a fait exécuter une centaine.
C’était il y a 400 ans, mais plus près de nous, en 1850, dans un
village des Hautes Pyrénées, une femme de 60 ans accusée de sorcellerie
a été brûlée vive dans un four à pain.
On
avait recours à des incantations pour surveiller celle qui voulait vous
donner du mal. Quand elle passe près de vous et quand elle étend le
bras pour faire sa mauvaise œuvre, dites en vous-même : « Que le Diable
te souffle au derrière. ». Aussitôt, la sorcière pâtit cent fois plus
que vous n'auriez pâti, et vous n'aurez plus rien à craindre d'elle.
Voici une des nombreuses histoires de
malédiction qui concerne l’Aneto et que racontent les anciens autour du
«
fogaril
», l’âtre aragonais.
Une
terrible épidémie de peste avait jadis anéanti une communauté au pied
de la « montagne maudite ». Seules deux vieilles femmes survécurent.
Comme elles ne reçurent ni gîte ni soutien dans les hameaux alentour,
elles lancèrent une malédiction : les estives de Goriz furent à jamais
recouvertes de neige, empêchant les troupeaux d'y paître et privant les
égoïstes de moyens de subsistance.
Les vieilles femmes de cette légende
sont-elles des sorcières ? La puissance dont elles disposent, associée
à leur grand âge, incite à les placer dans cette catégorie. Mais la
malédiction qu’elles lancent apparaît plutôt comme une juste punition
et elles remplissent la fonction, souvent attribuée aux vieilles
personnes, qui consiste à mettre les humains à l’épreuve de la charité.
Le conte suivant qui provient du
Vallespir
montre qu’il faut se méfier des vieilles dames qui formulent une
requête et qu’il ne suffit pas d’être charitable… Il faut aussi avoir
du discernement, et savoir reconnaître une vraie sorcière lorsqu’on la
rencontre !
Trois
frères partent chercher fortune, chacun de son côté en laissant à une
croisée de chemins un flacon d'eau claire que leur a donné leur père et
qui se troublera si l’un d’eux a des ennuis. A la nuit, l’aîné arrive
dans un bois où il allume un feu. Surgit une très vieille femme, qui
demande à se chauffer ; le garçon la laisse approcher, et accomplir le
rituel magique qui le place sous son pouvoir. Le scénario est identique
avec le deuxième frère, mais le plus jeune déjoue la ruse de la vieille
et délivre ses deux frères.
On peut constater la quasi absence dans
les contes pyrénéens de vieilles femmes bienveillantes. De façon un peu
schématique, l’homme pyrénéen, après avoir épousé une fée, va
inéluctablement se réveiller un beau matin dans le lit d’une sorcière.
Peut-être est-ce dû à la rudesse de la
vie
montagnarde : mariées tôt, se retrouvant vite à la tête d’une nombreuse
progéniture et travaillant dur, les habitantes des montagnes
pyrénéennes vieillissent prématurément et présentent bientôt l’aspect
physique de la sorcière.
Lisons plutôt ce portrait d’une
mendiante :
On aurait
pu compter les muscles et les tendons de ses membres ; le soleil avait
desséché sa chair et roussi sa peau ; elle ressemblait au roc contre
lequel elle était assise […] un front plissé de rides comme l’écorce
d’un chêne, sous ses sourcils un œil noir et farouche, une filasse de
cheveux blancs pendant dans la poussière (TAINE, voyage aux eaux des
Pyrénées, 1855)